LES BEAUX SOUVENIRS

Publié le par La fée Carrabosse

 

Hommage à notre amie Lucienne

 

 

Cette année-là, les giboulées de mars étant terminées, le printemps fit sa véritable apparition vers la mi-avril. Réveillée par le sifflement d’un merle ou d’un loriot plus rapproché de la maison que les autres, je me levais, ouvris la fenêtre de notre chambre qui donnait sur le levant. Le spectacle fut un enchantement : la silhouette sombre des arbres de la propriété voisine se détachait sur un fond de lumière opale, rosée, et même par endroit vaguement bleutée. De toute part, les oiseaux chantaient, pas une fausse note, la mesure, les silences, les nuances, tout était respecté, quelquefois une pause des uns était comblée par d’autres, c’était une harmonie sans pareil. Cela ressemblait fort à une symphonie magistralement orchestrée. Par qui ? Par le printemps sans doute ! Oh oui, le printemps !

Quoique le spectacle en vaille la peine, l’aurore allait disparaître et les premiers rayons du soleil jailliraient dans le ciel, ce serait éblouissant. Je ne pus rester là, immobile à le contempler. Je décidai de parcourir les allées du jardin de mon grand-père.

Ma mère était dans la cuisine, allumant le feu de cheminée pour faire le petit déjeuner. Mon frère et ma soeur dormaient encore. Je fermais la fenêtre, m’habillais en hâte, et sans bruit, quittais la maison qui formait l’angle de la rue avec la cour commune. Je traversais celle-ci, puis la cour de la ferme. Mon grand-père, dans l’étable, commençait déjà son travail journalier. Le chien vint gambader autour de moi, je le renvoyais dans sa niche, il y entra tout penaud. Notre coq orgueilleux lançait son cocorico assourdissant. Les poules ayant entendu ma présence, descendaient de leur perchoir en se bousculant. Les lapins grattaient le grillage de leur clapier. Le furet tournait en rond dans sa cage, bien placée dans un abri. Les truies et le porc grognaient. Avant que mon grand-père ne s’inquiète de tout ce remue-ménage, je me glissais dans le jardin, loin de son regard inquisiteur.

Il y avait deux allées latérales, la première à gauche, quelque peu sinueuse, se perdait dans l’herbe au bord de la mare ; l’autre rectiligne, se terminait face à un vieux mur.

Je me trouvais près d’un magnifique arbuste de lilas de Perse. Ses longues grappes à peine fleuries, encore chargées d’humidité, se recourbaient au bout de leurs tiges flexibles. Je dus me courber pour passer dessous.

Je me souvins tout à coup avoir vaguement entendu parler du Paradis terrestre ; il devait bien en rester un petit coin sur cette terre ? Et bien, ce petit coin était là devant moi !

Le petit sentier, qui reliait les deux allées s’était fait n’importe comment, à quelques mètres du mur de séparation de la cour et du jardin d’agrément, parmi les fleurs, les buissons, les arbres. Il y avait des lilas de toutes teintes, un acacia, des buis toujours verts. J’adorais surtout ce vieux lilas, dans lequel un rosier grimpant allait fixer ses roses pompons blanches. Des buissons s’enchevêtrant les uns dans les autres, formaient une barrière avec des anémones du Japon, fleurs à hautes tiges d’un bleu pervenche (préférées des abeilles). Un rucher abritant une trentaine de ruches en paille se trouvait au centre, recouvert d’un rosier grimpant magnifique.

Je m’approchais de cette barrière naturelle qu’il ne fallait pas franchir, mais d’où j’étais j’entendais le bourdonnement des abeilles. Il y en avait quelques-unes à terre, à mes pieds. Elles n’avaient pu, hier soir, regagner leur ruche, et se trouvaient là, toutes lourdes, engourdies. Le soleil diffusait à travers le feuillage ses premiers rayons. La brise était légère et parfumée. Les violettes fleuries présentaient chacune dans leurs corolles une goutte de rosée qui brillait comme un diamant.

Je revins sur mes pas, empruntant l’allée sinueuse, puisqu’il y aurait des surprises à chaque pas. Les roses de Noël étant fanées depuis longtemps, l’hellébore présentait ses feuilles, telles de petits éventails. Les perce-neige fanés formaient un minuscule parterre de verdure. Enfin, de merveilleuses fleurs paraient le jardin du printemps à l’automne. L’air en était embaumé. En hiver, seules les roses de Noël fleuries sous la neige, près du rucher, semblaient vouloir sortir de leur linceul immaculé.

Le verger et le potager formaient un ensemble. A ma droite, des pommiers en cordons étaient prêts à fleurir. En vérité, le potager était tout entouré d’arbres fruitiers. Les pruniers, les poiriers, les cerisiers étaient en fleurs ; on eut dit qu’ils étaient couverts de neige. A deux endroits, des poiriers en fuseaux, bien alignés transversalement, formaient un passage d’une allée à l’autre. A ma gauche, juste une rangée d’arbres fruitiers ; en bordure, des touffes de thym, romarin, menthe, verveine et oseille, un peu en retrait, de grosses touffes de rhubarbe, et aussi tout un rang de pimprenelle, plante adorée des lapins. Puis, sur une grande surface, quatre jardins. Le premier, de cinq ou six mètres de large, appartenait à l’oncle de ma mère, retiré de la culture, « l’Oncle Gros » comme on le nommait. Il réservait son herbe et la coupait régulièrement pour ses lapins.

Le second appartenait à un voisin, marchand ambulant en articles ménagers. Il possédait un âne qu’il attelait à une petite charrette et partait de bon matin faire sa tournée dans les villages des alentours. Il délaissait son jardin et nous autorisait à couper l’herbe qui y poussait.

Le troisième était en friche. Comme pour le second, nous avions le droit de prendre l’herbe. De ce fait, les groseilles, les cassis, les cerisiers et vieux pruniers se trouvaient un peu dégagés. Les propriétaires étaient des gens aisés, d’une ville assez éloignée, qui avaient eu le malheur de perdre leur fils. Ils ne venaient plus, sauf leur servante, qui, chaque année, faisait la récolte des fruits en plusieurs fois. Un jour, elle nous offrit, de la part de sa patronne, des friandises, puis un très beau livre d’images ayant appartenu à son fils.

Le dernier, bien entretenu, séparé de l’autre côté d’un grand verger par un grillage, était également la propriété de l’oncle « Gros ».

Je fus bien vite arrivée près de la mare. En face, un talus surmonté d’une haie de noisetiers et d’aubépines clairsemées, reliées par un fil de fer barbelé, le long duquel, dans la rue, ruisselait un petit ru, la « Chantereine ».

De ce côté-ci, un des saules dénudés me fit penser à un vieillard recroquevillé ; l’autre, à moitié déraciné par le vent, penché obliquement, laissant le bout de ses branches effilées au feuillage naissant, aller et venir sur le léger mouvement de l’eau miroitante, m’apparut tel un monstre marin échappé d’une fabuleuse légende. La cime des grands arbres gigantesques, impressionnants du fond du parc de la propriété voisine, jetait son ombre jusque dans les profondeurs de l’eau, et semblait se mouvoir.

Un petit passage entre la mare et un vieux mur couvert de lierre donnait accès derrière les jardins, rue du cimetière. A cet endroit, la Chantereine se perdait dans une canalisation souterraine et ressortait vers l’Est, dans les « Bas Prés », à quelques cent mètres de là. En face, au Nord, c’était la campagne : des parcelles de terre verdoyantes et fécondes, se côtoyaient avec des rangées d’arbres fruitiers de plein vent qui s’étendaient d’un chemin vicinal à l’autre, au lieudit « Les Courts Sillons Est ». Plus loin, sous les hautes vignes, le petit bois de la Plâtrière, et au-delà, à perte de vue à l’horizon, le grand bois de Bernouille d’où s’élevait encore un doux ramage.

Près des roseaux, je fis un peu de bruit avec mes pieds chaussés de galoches, et avec une badine que j’avais ramassée ; des grenouilles sautèrent dans l’eau : et plouf ! Et plouf ! Une multitude de petits tourbillons apparurent, puis disparurent aussitôt. Comme c’était amusant !

Pour remonter le jardin, le vieux mur formait un angle ; un peu plus loin, un recoin, encadrait une petite porte toujours fermée. Il se paraît de touffes de chélidoines, et de bien d’autres plantes enracinées dans de légères fissures, par hasard, une brèche s’ornait d’une collerette de mousse vert foncé.

Dans la cour de la ferme s’accotait l’écurie du mulet, un clapier, divers petits abris et un petit W.C. Ce mur s’arrêtait net contre le pignon d’un bâtiment dont la façade donnait sur la cour commune, ayant toutefois un passage pour entrer dans la cour de la ferme.

Par rapport à la mare, le jardin était une dizaine de mètres plus large ; dans le recoin, presque face à la porte, un vieux noisetier entouré de repousses tout enchevêtrées d’herbes desséchées : c’était un endroit abandonné, des orties l’envahissaient. Un hérisson se faufilait vers un ramassis de feuilles mortes et se mit en boule à mon approche ; je le retournais avec une badine : impossible de voir le bout de son petit nez !

Un tintement cristallin se fit entendre : l’angélus. La plupart des villageois étaient debout à cette heure là ; c’était l’heure d’atteler les chevaux, de partir aux champs, j’étais inquiète tout à coup, il était grand temps que je rentre à la maison, si l’on s’était aperçu de mon absence ! Peut-être pas, car en temps ordinaire, je n’étais pas toujours la première à me lever !

Je pressais le pas, remontant l’allée ; à ma gauche, un peu de bric et de broc, des arbustes, des buissons fournissant à foison de délicieuses baies en été ; à ma droite, des pommiers en cordons.

Tiens, une taupe faisait des ravages dans le potager : mon grand-père allait bougonner !

Les oiseaux, si d’accord tout à l’heure pour fêter le printemps, avaient l’air de se chamailler ; certains d’entre eux s’étant rabattus dans leur petit paradis, piaillaient en voletant dans les buissons, se poursuivaient, frôlant les semis, se disputaient un brin de paille, de mousse, un vermisseau ; ils allaient sans aucun doute terminer leurs petits nids. Entre le jardin d’agrément et le potager, il y avait aussi un vestige du temps passé, des pans de murs, des barres de fer, des vitres d’une ancienne serre ; quelquefois, lorsque je l’approchais, il me semblait que c’était un gouffre, un trou noir et profond, à cause des mauvaises herbes qui y poussaient. Tout était sombre, des pots à fleurs encore intacts, bien rangés, d’autres, brisés, jonchaient le sol avec des débris de verre. Que s’était-il passé ? Une touffe de belladone, près de l’entrée, deux ou trois marches pour descendre, là c’était le refuge des crapauds, des couleuvres ; tout autour, des plantes médicinales s’étiolaient. Un vieux pied de vigne cherchant à survivre accrochait désespérément ses sarments aux barres de fer.

A quelques pas de là, contraste étonnant : un joli parterre de giroflées fleuries. Je respirais à pleins poumons ! A ma gauche, un vieux prunier semblait crier « halte là ! » aux buissons à baies. Faisant la liaison entre le prunier et deux noisetiers, une corde un peu distendue où restaient pendues des épingles à linge durant la belle saison. Il ne poussait rien à cet endroit ; lorsque ma mère étendait sa lessive, le linge pouvait sécher librement au gré du vent.

Vers l’autre côté, j’admirais de nouveau le rucher qui présentait à sa base une grosse touffe de digitales ; toute la gamme des couronnes impériales était fleurie. Parmi les buissons de mahonias, de japonicas, de seringas, de houx, posées sur des plateaux de plâtre à pieds de bois, des ruches isolées, essaims de l’année précédente, chacune étant recouverte d’une botte de paille de seigle, nouée près des épis, resserrée autour de la ruche par un lien, ce qui donnait l’apparence, dans l’ensemble, d’un petit campement indien.

Les abeilles commençaient à sillonner le ciel en s’envolant au-dessus de la barrière naturelle. Un peu épars, des myosotis, des primevères, des pâquerettes, contournaient les buissons, les touffes de phlox, les pivoines odorantes en très grand nombre.

Près des deux noisetiers, l’allée se couvrait de lierre, se terminait au coin de l’écurie, devant une petite porte un peu penchée, condamnée depuis longtemps. Le lierre serpentait le pied des lilas, dans les rocailles, et se dirigeait vers l’autre porte du jardin.

Dans le recoin, un tas de feuilles mortes en décomposition allait fournir du bon terreau pour le jardin ; je fus prise d’un petit besoin pressant : le lieu était tout indiqué.

 

Comme j’avais passé du temps, je dis au revoir à mon beau lilas de Perse, en caressant une grappe doucement, en l’agitant un peu pour faire tomber la rosée sur mon visage, et puis je ne pus quitter le jardin sans redescendre admirer les prunus : l’un se penchait vers le jardin de l’oncle « Gros », l’autre au-dessus de l’allée. Les fleurs avaient perdu leurs pétales, mais leur feuillage humide de rosée, en plein soleil, brillait de mille feux. J’eus un instant l’impression que toutes les abeilles du rucher y avaient incrusté leurs ailes.

Sous les prunus, des jacinthes, des jonquilles, des narcisses, des pavots ! Combien de fois ai-je pensé : « il faut que je rentre à la maison ! ». Cette fois-ci, je me décidais vraiment. Et c’est en fredonnant tout bas ma chanson préférée que je franchis la porte du jardin :

S’en allant le poing sur la hanche

Tout vêtu de rose et de vert,

Messire Avril, un beau dimanche

Passait un sentier couvert.

Il avait un teint d’églantine,

Des souliers bleus couleur du temps,

Puis jouait sur sa mandoline

De jolis refrains du Printemps.

 

(Extrait des Passeurs de mémoire, ouvrage collectif)

 

Publié dans Extrait de roman

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V
<br /> je te réponds avec retard mais je suis très occupée en ce moment et puis le temps passe si vite... mais je ais que tu comprends. Ce texte est très beau, il engendre un souffle de paix cela fait du<br /> bien par ces temps de nullité profonde. Merci pour ces instants doux et libre<br /> bises<br /> viviane<br /> <br /> <br />
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B
<br /> j'ai beaucoup aimé c'est trés imagé, presque odorant...<br /> <br /> <br />
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