LES FENETRES

Publié le par La fée Carrabosse



Depuis des années qu'elle vivait là, clouée dans son lit, coupée du monde, les nouvelles ne lui parvenaient plus que par les jacasseries des petites sœurs  de la charité pendant les soins et les rares visites de ses amis fidèles. Pourtant elle connaissait tout le village mieux que quiconque. Sa fenêtre donnait sur la boulangerie et chaque jour tout Coubron défilait à ses pieds. Elle voyait aussi la cour commune où jouaient les enfants, la montée de la rue principale et enfin, juste en face, le banc.
Elle aimait que s’y asseye la petite Marie. Elle la regardait défaire ses nattes pour laisser s'épanouir ses cheveux en lourdes vagues qui dévoraient son fin visage. Très vite les garçons arrivaient. La petite riait, ployant sous le poids de sa chevelure qu'elle rejetait en arrière d'un geste gracieux. Les gamins se bousculaient pour l'approcher, elle, heureuse, épanouie souriait à chacun en toute équité.
« Quelle petite dévergondée, disait sa sœur, une si bonne famille. » Elle se taisait ne voulant pas contrarier son aînée, mais elle savait bien que la fillette était sage et les jours où elle ne venait pas étaient des jours sans soleil.
Les heures s’égrenaient, ponctuée par les allées et venues de chacun. À l'aube l'été, dans la nuit l'hiver, les ouvriers travaillant à Paris prenaient le premier car. Les hommes se rendant dans les ateliers environnants passaient sur leur bicyclette. Ensuite arrivaient les employés attendant le deuxième car en bavardant tandis que s'ouvraient les portes des fermes. La rue s'emplissait de piétinement de chevaux, de crissement de roues, de claquement de fouet, de jurons, de « hue donc ! » d’« avance vieille carne ! » de chant de coq et du beuglement des vaches attendant la traite du matin. Les femmes poussaient les volets. Enfin, les enfants sortaient de toutes parts gagnant l'école en chahutant, sauf les retardataires qui couraient essoufflés, la main sur la rate pour soulager leur point de côté.
La rumeur s'éteignait, c'était l'heure calme. La sacoche pleine, le facteur partait faire sa tournée, un retraité son jardin, un artisan un chantier proche. Les femmes, panier vide, cabas pleins se croisaient, se saluaient, entamaient une causette ou des bavardages sans fin et se quittaient précipitamment quand sonnait onze heures. À la demie, quelques enfants réapparaissaient, les plus choyés, ceux qui ne restaient pas à la cantine, ainsi que les paysans dont les champs étaient les plus proches. La boulangère baissait son rideau et le village demeurait dans le silence jusqu'à la rentrée d'une heure trente où, un bref instant, les galoches des enfants gâtés claquaient sur le pavé.
À part le passage de quelques cultivateurs regagnant leur champ, il fallait attendre la sortie des classes pour que la vie renaisse. C'était comme une grande clameur, les écoliers brisaient leur silence forcé en hurlant à pleins poumons. Bras grands ouverts, ils dévalaient la pente en zigzaguant, ivres de liberté. Derrière les grandes se confiant leurs secret, descendaient lentement par petits groupes, L’hiver la solitude commençait là. Les paysans rentraient de bonne heure et, au car du soir, ne descendaient que des ombres vite happées par la nuit.
Au printemps les enfants revenaient dans la cour ou sur le banc manger leur goûter. Ils jouaient jusqu'à l'arrivée du car qui ramenait pêle-mêle, ouvriers et employés. Les pères cueillaient leur progéniture au passage et il ne restait plus que les petits de la cour. Leur mère les appelait à la dernière minute d'un vigoureux : « à la soupe ».
La plupart des coubronnais oubliaient sa présence discrète. Quelques-uns passaient vite, mal à l'aise de se savoir observés, d'autres esquissaient un geste, mais sourire à des rideaux ! Les enfants témoignaient qu’ils la savaient là en tirant la langue, faisant un pied de nez, un festival de grimaces certains jours, puis se lassaient et partaient incertains d'avoir été vus.
Les jours, les mois, les saisons passaient, les vacances sans écoliers, mais avec, presque journalier, le bonheur de l'involontaire visite de la petite Marie. Cette année-là, la fillette disparue. Elle pensa qu'elle était trop grande maintenant et qu'elle ne viendrait plus s’asseoir sur le banc, qu'elle ne la verrait plus courir retardataire invétérée, pied léger, crinière au vent...
L'un de ces tristes après-midi de jeudi sans enfant, on frappa discrètement à la porte.
- Entrez !
Une jeune fille se présenta timidement :
- Je suis Marie Duchêne, je vais à l'école du quai Valmy à Paris. Quand on a apprit que j'habitais Coubron, on m'a chargée de vous apporter ce paquet.
- Merci, quelle chance pour moi ! Assieds-toi.
Oui vraiment quelle chance qu'elle aille justement à l'école qui depuis des années lui envoyait chaque mois un colis. Tout un réseau d'amitiés c'était, au fil du temps, tissé autour de la vieille demoiselle. C'est ainsi qu'une lointaine classe parisienne apportait sa contribution pour l'aider à vivre.
- Tu reviendras ? Questionna Mlle Chevalier.
- Oui chaque mois, m'a-t-on dit.
C'est ainsi qu'un nouveau repaire s'installa dans la vie de la malade. Chaque premier jeudi du mois la petite Marie venait s'asseoir dans sa chambre, l'emplissant du doux murmure de sa conversation tout en rejetant ses cheveux en arrière de cet inoubliable geste plein de grâce.
Mais les choses les meilleures finissent aussi, au bout de quatre années la petite Marie quitta l'école, occupée par ses amours, elle oublia la vieille demoiselle.
Melle Chevalier vécut encore longtemps dans sa maison natale, elle y mourut entourée des siens.

Bien des années s'étaient écoulées, la petite Marie reposait à son tour face à une fenêtre. Elle avait choisi cette chambre peu convoitée car elle donnait sur la place. Les autres pensionnaires de la maison de retraite la trouvaient bruyante et lui préféraient celles ouvrant sur le jardin.
Atteinte du même mal, elle avait eu plus de chance que Mlle Chevalier couchée dès l'âge de la puberté. Les progrès de la médecine et la décision courageuse de son mari de quitter ce coin d'Ile-de-France où ils avaient grandi pour le soleil du Var l’avaient sauvée. Elle avait élevé deux enfants et vécut presque normalement. L’été  à la mer fortifiant ses os en longues brasses coulées, ce gorgeant de soleil sur les plages de sable fin. L'automne se promenant dans les bois, respirant à fond l'air embaumé par les pins et, toujours infatigable, le soleil écartant d'elle les douleurs par trop violentes. Cependant la maladie avait été la plus forte. Tant que son mari avait vécu, il l'avait soignée, levée, assise, couchée, vêtue… Maintenant elle n'aspirait plus qu'à le rejoindre. Heureusement, lui restait la fenêtre donnant sur ce village inconnu. Ignorant le nom de ses habitants, elle avait baptisé, à son gré, les plus attachants.
Au printemps, dans le bac à sable, tout un petit monde s'agitait. Il y avait  « leader » qui commandait ses troupes. Elle avait aussi remarqué « coquine », une adorable petite blonde frisée, elle riait en se pliant en avant, les mains entre les cuisses, la petite culotte à l'air, la tête légèrement penchée vers la victime de sa farce, un garçon de préférence. Si celui-ci s'avançait, menaçant, elle courait vers leader, l'autre haussait les épaules et regagnait son coin.
Coquine était la protégée de leader. Chaque matin, main dans la main, il se rendait à l'école dont l'entrée principale ouvrait sur la place. Toute la vie du village y était concentrée. Au fond la mairie installée dans l'ancien château, à droite l'église que son parvis plaçait en retrait de l'alignement parfait des autres bâtisses. Dans d'anciennes resserres au porche voûté, des commerces c'étaient créés et depuis peu, un centre administratif avec son syndicat d'initiative tout neuf, sa salle des fêtes et ses nombreuses associations sportives et culturelles. Le dimanche par cars entiers des touristes se pressaient au plus beau marché provençal de la région.
L'été, les vieilles femmes s'installaient devant la porte de leur remise, profitant de l'air frais qui s'en échappait. Elles sortaient des chaises paillées et bavardaient entre voisines, les plus délicates apportaient leur coussin. Des boulistes venaient chaque jour. Ils jouaient tranquillement la première partie. Les perdants offraient le pastis, mais au fur et à mesure que la journée s'avançait, l'alcool aidant, le ton montait. « Hargneux » se fâchait. « Petit frisée » se moquait rigolard. « Placide », un grand blond venu du Nord, demeurait impassible. « Gros bidon », mètre en main, se baissait avec difficultés pour arbitrer. Des discussions sans fin s'engageaient pour le moindre millimètre. Enfin, la partie reprenait sur le sourire triomphant de Hargneux  ou sur son départ fracassant. Alors un autre le remplaçait, mais plus rien n’était pareil.
Le soir les jeunes prenaient possession des bancs jusque-là occupés par les anciens. Il y en avait trois, celui des adolescentes à peine pubères où l'on parlait sans bruit, mais d'où fusaient des rires cristallins. Elles regardaient en coin les garçons à l’âge où la voix mue, parlant fort en chahutant, usant de toute leur inventivité pour se rendre intéressants. Ils exerçaient leur talent sur le banc du milieu, tandis qu'assis sur celui du fond, les fesses sur le dossier les pieds sur le siège, les grands fumaient.
Arrivait l'automne avec le retour des écoliers et la douceur des tons pastels lui rappelant sa jeunesse. Le soleil descendait bas sur son orbite et balayait la chambre d'une lumière moins vive. La petite Marie n'était pas seule au monde, ses enfants venaient la voir environ une fois par mois chacun, ils s'arrangeaient pour qu'elle ait une visite tous les quinze jours. Hélas ! Il y avait à peine une heure qu'ils étaient là que déjà ils consultaitent leur montre. Elle savait bien qu'ils faisaient de leur mieux, écourtant leur déjeuner dominical, une heure trente de route les amenaient vers trois heures et, à quatre heures trente, il leur fallait repartir s'ils voulaient éviter les embouteillages marseillais. Quand ils s'en allaient, elle avait le coeur lourd. Pour oublier sa peine, elle ouvrait le grand livre des souvenirs partagés avec son mari, son amour...Instant de pur bonheur, cadeau de la vie à jamais en elle :
Éblouissant après-midi de décembre où les criques de l’Esterel semblaient encore plus rouges dans le soleil couchant. La mer d'instant en instant, changeait de couleur virant du bleu au vert émeraude pour devenir comme de l'encre marine. Ils s'étaient arrêtés à auteur de l'île d'or la bien nommée habillée d'or fin à l'heure où le soleil d’hiver darde ses derniers rayons en un jeu de lumières d'ocre rouge et de jaune flamboyant.
Magique nuit chaude, où l'envie d'un bain de minuit les avait saisis. Sur la plage, la mer mourait en millions d'étincelles et quand ils se jetèrent à l'eau, elles jaillirent en gerbes autour d’eux... On leur expliqua que le phénomène était courant, un plancton phosphorescent. Pourtant elle ne le revit jamais nager nu, nimbé d'étoiles...
Merveilleuse promenade de Noël à la chapelle « don Bosco ». Dans l'ère d'une rare pureté le paysage se révélait dans tous ses détails : à leurs pieds, les bastides entourées de leurs vignes sombres, au loin Fréjus blanche dans la lumière trompeuse, la mer et le ciel se confondant dans le même bleu indigo, à droite, le rocher de Roquebrune découpé, ciselé, majestueux, à gauche les roches rouges de leur petit Colorado personnel et derrière, bien plus hautes, les montagnes enneigées...
Ce matin-là, ce fut vraiment l'hiver. Soufflait glacial, un violent mistral. Les passants traversaient vivement la place, la tête dans les épaules, tenant leurs cols : les hommes en casquette, les femmes enveloppées de leur châle. Le vent arrachait les dernières feuilles, les faisait voler en tourbillons fous. Après le déjeuner une aide-soignante lui apporta la tisane et alluma la télévision. Elle regarda les informations qui, comme chaque jour, déversaient leur lot de catastrophes : ouragans, cyclones, inondations, tremblements de terre… Et, comme si cela ne suffisait pas, des hommes s'entre-tuaient dans des guerres inutiles, des femmes pleuraient, des enfants squelettiques,  affamés, aux yeux trop grands, le regard dans le vide, agonisaient lentement. Sans transition, on parla de compétitions sportives. Elle éteignit le poste.
Son regard revint à la fenêtre, la place était déserte. L'hiver n'est pas triste dans le Var, même quand le vent hurle comme un loup, fait claquer les volets, craquer la maison au point qu'on se croirait sur un navire en perdition, alors le ciel à ce bleu intense que, seul, offre le mistral.
Le soleil de décembre si bas se coucha sur son lit. Il lui sembla qu'il réchauffait ses jambes mortes. Elle se sentit bien. Elle eut encore le temps de penser : « demain il y aura à nouveau du vent ». Puis s'endormit.
Dans sa maison de retraite, elle mourut seule, presque au matin, petite lampe qui s'éteint...



Publié dans Nouvelle

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V
oui, toujours dans les vignes avec ma grande (1.75m) amie Michèle !! viticultrice, seule pour mener une exploitation de 25 ha de vignes AOC !! je suis en panne de voiture, ayant, pour éviter un 38t venant en sens inverse au milieu de la route, dû m'arrêter sur le bas côté maleureusement une pierre coupante m'a dechiqueté les deux pneux avant et arrière droit et peut-être plus !! <br /> dès que cela rentrer ds l'ordre je viendrai promis juré. bises à vous deux viviane
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V
comme a ton habitude, tu habilles les choses et les gens d'un voile pudique et vrai, les anecdotes deviennent les nôtres, les gens que tu décrit, nous avons l'impression de les connaître, émouvant, formidable. que puis-je dire de mieux ? bises à vous deux à bientôt
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L
<br /> Merci à ma plus fidèle lectrice! Es-tu toujours dans les vignes? J'aimerais bien te voir. Bisous. Jacqueline<br /> <br /> <br />