1er MAI 1946

Publié le par La fée Carrabosse

 

 

Drôle de 1er mai 1946 : il neige et ce n'est pas férié. Cependant  notre maître  décide de ne pas nous faire travailler. D'abord il nous explique  ce qu'est le 1er  Mai, la fête des travailleurs et non du travail, comme on nous l'a inculqué sous Pétain, l'anniversaire d'une grande grève, l'occasion pour les ouvriers de se réunir, de revendiquer si nécessaire. Le matin nous organisons des jeux, et l'après-midi nous avons quartier libre.

  Les deux Dédé me raccompagnent, malgré le froid et la neige, nous discutons devant la fontaine, avant de nous quitter.  Galeyrand est surtout satisfait de ne rien avoir "foutu".  Spiquel et moi admirons la courageuse position de notre nstituteur ; il a pris de graves responsabilités, mais il n'y aura pas d'incident, et il ne sera pas sanctionné. Je regrette que l'année soit si en retard, nous aurions pu aller au muguet cet après-midi. "Nous trouverions peut être des perce-neige", me répond en riant  Spiquel.

  Nous nous quittons. Le long du chemin je me remémore le 1er mai de l'an passé ; par une forte chaleur Guy et moi avions décidé d'aller cueillir du muguet dans les bois des  Formigé. J'avais mis une robe blanche très courte et la bague de fiançailles de ma grand-mère. Elle me l'avait fait cadeau pour mes onze ans, voulant me l'offrir avant sa mort ; comme elle s'imagine toujours mourante... Bref, nous voilà partis, nous grimpons par-dessus la porte et gagnons une nappe de clochettes. Soudain Guy détale. «  Le garde ! » Il a bien pris vingt mètres d'avance, je le suis, je ne cours pas, je vole, les chiens aboient, nous sautons fossés et talus, franchissons les buissons, traversons les ronciers sans nous arrêter un instant. Guy a déjà escaladé le grillage. Le premier chien sur mes talons, je saute d'un seul bond ; c'est vrai que la peur donne des ailes ! Nous avançons un peu, pour ne plus être vus, mais avant d'entrer dans le village nous inspectons les dégâts. Le pantalon de Guy est en loques, et si ma robe si courte n'a pas un accroc, mes jambes sont en sang, nos bouquets que nous n'avons même pas lâchés, déchiquetés. Nous les jetons en riant, je m'aperçois que j'ai perdu la bague. J'ai une peine infinie moins pour sa valeur, cependant non négligeable, (elle est en or et porte deux diamants) mais pour ce qu'elle représente : mon grand-père, ma grand-mère, toute une vie... Je sais bien qu'elle est perdue pour toujours, dans cette course folle où sommes-nous seulement passés ? ...

  Nous rentrons tristement chez Guy. Personne, il se change et jette son pantalon, retardant ainsi la colère de sa mère, si sévère. Je lave mes plaies, les désinfecte à l'eau de Cologne ; finalement ce ne sont que des égratignures, je cicatrise vite et, dans quelques jours, il n'y paraîtra plus. D'autres ont eu moins  de chance ou ont couru moins vite, on signale des morsures et du sel dans les fesses.

  Je ne comprends pas pourquoi les Formigé défendent ainsi leur muguet, il paraît que nous dérangeons les faisans. Notre cueillette les effaroucherait-elle davantage que les aboiements des chiens, et les coups de fusils ? Dernier privilège d'une grande famille, que Louis-Philippe, dernier Roi de France, récompensa, en lui offrant le dernier lambeau des bois de la Couronne.

 

(Extrait du Château de Cartes)

Publié dans Extrait de roman

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