LA PROIE

Publié le par La fée Carrabosse

Parce qu'il pleut, elle a hésité un instant sur le pas de la porte et foncé tête baissée vers le trottoir d'en face.
L'homme qui s'abritait sous un porche n'a vue d'elle que ses jambes splendides éclairées par les phares d'une voiture qui passait. Il a ressenti ce choc qu'il aime et son instinct de chasseur s'est immédiatement réveillé. Il lui a emboîté le pas, rasant comme elle de près les murs pour éviter d'être trop mouillé. Il essaie à chaque réverbère de la deviner sous son ample manteau qui ne laisse rien voir de sa silhouette, mais avec de telles jambes, le reste doit être à l'avenant… Il a du mal à la suivre, elle marche vite, légère. Il devine à son pas sautillant qu'elle doit être jeune, très jeune. Qu'importe, ce ne serait pas la première fois qu'il prendrait une vierge… Excité par cette poursuite nocturne, il en oublie la pluie qui ruisselle de son chapeau.
Elle a accéléré sa marche, un instant il a cru l’avoir perdue dans le dédale des rues de la vieille ville ; mais arrivée sous le porche de la place Masséna elle est réapparue un peu plus éloignée. Il ne faut pas qu'il coure, elle prendrait peur. Habitué à juger les femmes, il sait déjà qu'elle est de la race des «gazelles » et qu'il ne pourrait la suivre ; il s'essouffle vite maintenant.
À l'angle d'une rue, il l’a un peu mieux vue, une de ces nouvelles lampes à la lumière crue, lui a dévoilé son ample chevelure épaisse et noire. Une brune comme il les aime. Peut-être un peu jeune, la fesse trop menue mais ferme sans doute ; depuis qu'il la détaille il est sûr à présent qu'elle est sportive.
Elle va dans sa direction et suit le chemin qu'il devait prendre, si elle se dérobe, au moins il n’aura pas tout Nice à retraverser.
Comment l’abordera-t-il ? Il jouera les touristes, lui demandera son chemin, insistera pour qu'elle l’accompagne. Comme elle doit avoir peur, un homme poli qui s’excuse a l'air perdu, la rassurera, l'attendrira. Il prépare les mots qu'il lui dira. Il ne la rejoindra que lorsqu'elle arrivera chez elle ; au moment où, après avoir sonné, il faut attendre que la porte s'ouvre, ou quand elle cherchera, fébrile, ses clés dans son sac. Ne pas l’aborder en route, attendre qu'elle soit à l'arrêt, tranquillisée par la proximité de sa demeure. Il pourra alors lui parler à l'aise, jouer de sa voix, de son charme, de ses mots auxquels si peu de femmes ont résisté…
 L’art ! Le grand art de la chasse ! Qui peut comprendre ce plaisir qu'un autre chasseur ! Plus il avance, plus il pense que le gibier est de choix. La grâce qu'elle a quand elle tourne. Il aimerait voir son visage et ses seins. Comment sont ses seins ? Petits et durs  certainement, sans quoi, elle n’irait pas de ce pas altier.
Décidément elle remonte la Victoire vers les chemins de fer de Provence, bientôt il n'aura plus qu'à la conduire chez lui. Si seulement elle n’était pas affublée de cette immense  popeline comme les femmes en portent toutes cette année, il pourrait en savoir un peu plus, la taille fine peut-être ? Oui sûrement elle a la taille fine…

Elle avance vite, sentant cet homme qui la suit. Un moment elle avait cru l’avoir semé et voilà qu'à nouveau elle entend ses pas dans la nuit. Fille de ce pays de soleil elle supporte mal la pluie, en a horreur, un peu moins dans le noir parce qu'on ne la voit qu’en passant dans la lumière, où elle se révèle tomber dru, alors elle serre davantage les murs, ce type toujours sur ses talons.
Et pourquoi ? Pour une soirée même pas réussie avec ce bavard imbécile qui lui a fait manquer le dernier trolley.
Malgré l'angoisse qui l’étreint, elle ne veut pas courir, sur un si long parcours, elle le sait, elle ne tiendrait pas la cadence, elle s'y résoudra qu’en cas de toute dernière nécessité.
Si elle osait, elle se retournerait, l’observerait, le jaugerait… Non, mieux vaut continuer de se hâter. Encore quelques centaines de mètres, la  "Libération", ouf ! Elle arrive chez elle, l'avenue Boriglione, enfin sa maison.
Comme il l'avait prévu, elle cherche ses clés dans son sac, soulève un mouchoir, un poudrier, un tube de rouge à lèvres, ouvre une fermeture éclair, s'affole, tâte ses proches.
L'homme s'est approché, prise de panique elle s'est retournée, lui a fait face, et a éclaté d’un rire heureux en s’éxclamant : « papa ! »

Publié dans Courte nouvelle

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B
Un vrai suspens j ai aimé
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